Il n’y a pas un bruit. J’examine la devanture du centre commercial, petit colosse de fer perché entre deux gratte-ciels de Koyane, comme un pied de nez à toute cette opulence. Il est trapu, bossu, face aux enseignes de luxe qui bordent les rues adjacentes, et même s’il possède deux étages, cet ovni semble mis à l’écart, délaissé dans l’angle d’une rue mal-éclairée, négligé jusqu’au store abaissé dépourvu de système de sécurité. Qui irait pénétrer dans un tel endroit, de toute façon ?

Je cille, tout sourire, diablement amusé. J’ai dans les yeux une lueur espiègle et dans les tripes une envie grouillante d’adrénaline. Aller trouver une gueule à fracasser, dans les rues d’Inazami, me paraît une fade aventure, car dans ce quartier, rien n’est interdit. J’ai pourtant envie de braver des interdits, ce soir. Quoi de mieux que d’aller embêter ces gens de la haute société, ces riches salarymens calquant leur réussite sur le nombre de mètres carrés de leurs somptueux appartements ? Ces ingénus, ces gentils petits soldats gavés de ces valeurs technocratiques, cloisonnés dans leur district silencieux, apathique, aux esprits galvaudés par l’hypocrisie la plus crasse. Je pourrais digresser des heures à ce sujet, et laisser ainsi éructer ma misanthropie cette logorrhée haineuse qui n’intéresse personne d’autre que moi. Mais parce que je suis quelqu’un de miséricordieux — ne riez pas —, je vous épargne toutes ces diatribes enragées contre le système et la société.

Engoncé dans mon large sweat noir, la capuche retombant sur ma tête, j’entreprends de lever le store seulement verrouillé par une serrure. Malheureusement pour ces petites gens, je pratique le sport national des délinquants de bas étage, j’ai nommé le crochetage, depuis plus de dix ans déjà. Très vite, le verrou saute, et dans le silence de la nuit, je remonte le store pour accéder à la porte d’entrée.
Le centre commercial est plongé dans l’obscurité. Avec le flash de mon smartphone, j’évolue à travers les allées, dans les rayons, dans le silence, comme si j’explorais un vieux bâtiment abandonné à la recherche de reliques. Dans ma balade, j’éblouis des paquets de chips et, tenté par des snacks saveur wasabi, ouvre un de ces emballages à la manière d’un enfant piochant innocemment dans le placard de ses parents. Le goût relevé picote ma langue, mais mes papilles s’habituent vite et je prends rapidement une seconde bouchée.

Finalement, après un sobre tour du rez-de-chaussée, je reviens vers l’entrée du magasin, où le rideau métallique à demi abaissé laisse entrevoir une silhouette aventureuse.

« Magne-toi Kate, et abaisse le rideau en rentrant, on va se faire griller sinon. »

Quand elle passe son petit corps frêle sous le rideau, je lui tends le paquet de chips entamé, l’air de rien : « T’en veux ? »
La situation est incongrue, pourtant tout paraît normal, comme s’il ne faisait pas nuit, et que je n’étais pas entré par effraction dans un centre commercial en plein Koyane pour y trouver mon casse-croûte nocturne. J’observe Kate, flash du smartphone désormais tourné vers elle, l’éblouissant au passage pour mieux la voir. C’est la première fois que je l’embarque dans ce genre d’histoires, mais la brindille devait bien se douter que je ne faisais pas partie de ces enfants de chœur à l’innocence horripilante ; elle ne serait pas venue, sinon. Après tout, le programme dressé était clair, dans mon SMS : faire. des. bêtises.

Une envie d’interdit. Un besoin de vertige. Une nécessité d’illégalité.

Caitriona ne se couche plus très tôt, ces temps-ci. Un besoin d’apprécier toutes les saveurs de la nuit, de regarder par la fenêtre en tentant d’apercevoir les étoiles camouflées par les nuages de pollution, de se sentir vivante alors que la majorité des pensionnaires sont plongés dans un sommeil profond et, espérons-le, réparateur.

Caitriona a découvert qu’elle pouvait laisser sa créativité parler d’une façon différence après les tardives heures de la soirée, au moment où il est trop tard pour se coucher, trop tôt pour se lever. Ses yeux sont fatigués, mais elle tient bon à chaque fois, s’use la santé pour oublier la douce solitude.

Et puis, Caitriona a des devoirs à finir, aussi, et quoi de mieux que de les terminer la nuit avant la date butoir ?

Mais il y a toujours un élément perturbateur.

***

L’endroit indiqué par Logan n’est pas si loin d’Amai. Les mains dans les poches de son gilet, elle arrive à pied. Il fait un peu lourd, d’où le short qui laisse ses jambes à l’air, d’où son mouvement pour retirer son gilet et le nouer autour de sa taille. En dessous, un simple t-shirt trop large sûrement taché de peinture et de thé.

Elle s’approche, voit le rideau métallique déjà relevé, alors elle sourit, un frisson la parcourant de la tête aux pieds. Bon timing, elle entend une voix provenant de l’intérieur avant même de voir la silhouette de Logan, vaguement visible grâce à une lumière clandestine. Elle regarde autour d’elle, personne à l’horizon dans la lumière froide des lampadaires disséminés dans la rue silencieuse.

Kate n’a qu’à se baisser pour se glisser de l’autre côté. Et c’est un monde parallèle dans lequel elle vient de mettre les pieds. Il y a, la nuit, lorsque tout est immobile, lorsque l’endroit ne grouille pas de personne, cette impression surréelle, ce mystère incroyable. Son cœur palpite, sa bouche s’assèche, tandis que la peur de se faire prendre se dissout dans l’irréalité du moment.

Elle avise le paquet de chips, remonte ses yeux sur le visage aux traits qu’elle devine plus qu’elle ne voit, puis, un sourire, et sa main plonge dans le paquet pour récupérer quelques chips, qu’elle conserve dans le creux de son autre main, grignotant comme le petit hamster qu’elle est les victuailles que son ami a leur a dégotées.

Elle plisse les yeux, à la fois à cause de la lumière qu’il lui met en pleine tête et de la piqûre du wasabi sur sa langue. Elle fronce les sourcils, avale ce qu’elle a dans la bouche avant d’agiter sa main entre le téléphone et son visage, comme si elle chassait un insecte invisible.

« Logan, éloigne-moi ça ! » Un ton qui se veut sévère et agacé mais qui sonne simplement amusé. Un sourire malicieux. Une main, paumée ouverte, essayant de protéger ses yeux du flash aveuglant. « Ou alors je t’ai tellement manqué que tu veux prendre le temps de m’admirer dans toute ma splendeur ? »

Elle fait un tour sur elle-même, son gilet voletant autour d’elle dans un mouvement retardé, et elle revient face à son ami, se remettant à manger en rigolant. Elle désigne le rideau qui les sépare de la rue déserte.

« Faudra que tu m’apprennes à crocheter des serrures. J’avais essayé quand j’étais petite, chez moi, mais mon père m’a dit que son bureau était pas fait pour jouer et il m’a raccompagnée dans ma chambre. »

Elle voulait simplement vérifier la rumeur qu’elle avait elle-même créée, d’un trésor caché dans les tiroirs de son bureau. A présent, elle se dit qu’il n’y avait sans doute rien de bien intéressant, seulement des lettres, des stylos, des documents de son entreprise, mais son âme d’enfant soupire en y repensant. Elle aurait bien voulu savoir.

« Bon, tu veux faire quoi ? T’es déjà allé explorer sans moi, de ce que je vois. » Elle se rapproche pour reprendre des chips, qu’elle enfourne dans sa bouche. C’est l’heure à laquelle un encas est toujours le bienvenu. « Y’a pas d’autres trucs à manger ? J’sens que je vais avoir faim. Et soif. T’as trouvé à boire ? » Elle pioche de nouveau dans le paquet, qui semble avoir bizarrement été vidé de moitié, et regarde Logan avec un air innocent et à la fois profondément malicieux.

Fidèle à elle-même, Kate ne se fait pas prier, et plonge sa mimine dans le paquet de chips, un large sourire illuminant son visage. Moi, je l’observe, à la recherche d’une moue ensommeillée ou de vestiges d’une nuit interrompue, marquée par des cernes ou des yeux bouffis, mais je ne vois rien d’autre qu’une expression guillerette, pareille à celle des enfants à l’enthousiasme et l’énergie intarissables. C’est donc un de ces oiseaux de nuit, à l’évidence, et elle s’est jetée sur l’occasion de profiter du monde tant qu’il est endormi. J’éloigne le flash de sa silhouette, épargnant sa rétine, et lui offre un de ces sourires espiègles, bienheureux d’avoir trouvé de la compagnie pour faire des bêtises.

À bien y réfléchir, la brindille est sans doute la seule personne susceptible de me suivre dans de tels délires ; Jake passerait son tour, fatigué d’avance à l’idée d’entreprendre autre chose qu’une révolution, Aaron aurait posé sur moi un regard plein de perplexité, pour ne pas dire d’incrédulité, et Kaori m’aurait juste rétorqué, avec tout le flegme du monde, d’aller me faire foutre et d’arrêter de lui envoyer des messages après minuit.

Abaissant le store métallique, achevant ainsi de nous plonger dans une épaisse obscurité, j’abandonne le paquet de chips dans les mains de Kate pour me délester de mon sweat en soupirant de soulagement. La touffeur, dehors, est caractéristique des nuits d’été s’abattant sur l’archipel, et mon organisme d’anglais n’est pas bien habitué à une telle chaleur. Maintenant que nous sommes reclus dans ce centre commercial, à l’abri des regards indiscrets, je peux me découvrir, et délaisse le sweat non loin de l’entrée du magasin, sur un tapis de caisse.

« Personne ne me manque ; je suis une âme esseulée qui mange des enfants les soirs de pleine lune. »

Je ricane, mauvais acteur, incapable de tenir le rôle de ce méchant mangeur d’enfants. Pour le crochetage de serrures, en revanche, je serais plus à même de m’improviser professeur particulier. Mais parce que je ne délivre pas mes secrets aussi facilement, je lui impose mes éternelles taquineries : « T’apprendre à crocheter ? Pour quoi faire ? T’as prévu de cambrioler un prof ou de voler des bonbons à la menthe dans le tiroir de l’infirmière ? J’ai besoin d’une meilleure raison que ça pour être motivé à t’apprendre cet art. »

Crocheter une serrure, ce n’est pas bien sorcier. J’ai eu tout le temps d’apprendre, lorsque le foyer recevait des lettres du lycée, écrites par des conseillers d’éducation excédés par mes absences et ma défiance. Pour ne pas subir le courroux des éducateurs, j’étais bien obligé de piquer ces lettres aussitôt étaient-elles déposées dans la boîte au seuil du bâtiment, mais voler les clés de la Directrice était une entreprise trop risquée pour l’adolescent certes téméraire, mais toutefois pusillanime, que j’étais alors.

« Qu’est-ce que je veux faire ? », dis-je en jetant un œil sur les rayons qui se dessinent devant nous, dans l’ombre, « On peut tout faire. Boire, manger, fouiller dans les stocks, tester les instruments de musique exposés au deuxième étage, y’a tout à faire. Moi, j’ai juste fait un tour à cet étage, chopé quelque chose à grignoter en vitesse. J’avais faim. ».
Je pioche dans le paquet de chips, machinalement, et me rends compte qu’il est déjà à moitié vide. « T’es vraiment une morfale ! », mon exclamation faussement consternée semble résonner un instant dans le silence, et je continue, modérant cette fois mes décibels : « Allez viens, on va te trouver quelque chose à manger. Plutôt sucré ou salé ? On peut prendre à boire, mais si on boit autre chose que de l’alcool, ce sera moins drôle. C’est plus marrant d’essayer d’être discret après trois cannettes, quand tu risques de t’affaler contre un rayon. À moins que t’aies peur de prendre ce genre de risques, mh ? », je croise les bras, lui jetant un regard plein de jugement, titillant son petit ego sans remord, les yeux luisant d’un éclat railleur, à la limite du mépris, « Ça m’étonnerait pas de toi. »

Les petites remarques, les regards malicieux, les idées parfois enfantines,

ouais, Logan lui avait manqué.

Elle ne saurait dater leur dernière sortie, mais elle sait qu’il s’est écoulé au moins plusieurs semaines, mais de toute façon, Logan, c’est le genre de potes qu’on appelle à la dernière minute parce qu’on a une soudaine envie de pizza et personne pour en manger, c’est celui qu’on va embêter parce qu’on s’ennuie, c’est une amitié qui volète à travers le temps, disparaissant parfois de notre champ de vision mais que l’on entend toujours en fond, chant souvent mélodieux, parfois un peu dissonant, mais toujours au fond de la pensée, confortablement installée dans le cœur de Caitriona.

Elle lève les yeux au ciel, secoue la tête. « J’ai pas besoin de crocheter le tiroir de l’infirmière, elle me donne des bonbons dès que je passe la voir. » Véridique. Mademoiselle Strauss lui réserve toujours un accueil un peu particulier, et Kate ne sait pas si elle devrait en réjouir ou non.

« Moi, j’veux pouvoir me débrouiller pour entrer et sortir de n’importe quel endroit. »

Comme un oiseau en cage qui rêve de liberté, sauf que Kate est déjà hors de la cage et elle a pris son envol, mais comme tous ceux qui ont goûté à l’euphorie du vent contre son visage, du ciel bleu qui s’étire, il faut qu’elle en demande toujours plus, qu’elle monte encore plus haut.

Elle accueille les propositions de Logan avec un grand sourire, elles sont toutes à essayer, jusqu’à l'épuisement. Elle rigole joyeusement alors qu’il se rend compte qu’elle a dévoré une bonne partie du contenu du paquet, et ça ne l’empêche pas de faire disparaître d’autres chips dans sa bouche rieuse. L’idée d’ajouter de l’alcool au cocktail fait pétiller ses yeux. Elle ne résiste pas aux défis de ce genre, il devrait l’avoir deviné, depuis le temps. Il le fait sans doute exprès, et Caitriona le sait très bien, mais elle entre quand même dans son jeu, car la vie serait bien trop fade sans un peu d’adrénaline et de danger, non ?

« Alors, tu vas te calmer tout de suite mon p’tit. »

Doigt pointé vers lui, l’autre main tenant toujours le paquet de chips, si léger à présent.

« J’ai été élevée en Irlande, j’ai pas peur de ce genre de trucs. »

Pas de réel rapport, mais d’accord.

« D’la bière, du coup, je suppose ? Mais la bière japonaise est super légère, non ? Mais ça m’dérange pas. Allez, joyeux compagnon ! »

Elle pointe du doigt les rayons devant eux, s’avance déjà, avant de faire demi-tour. « Non, ok, c’est les produits ménagers ici. Où est la bouffe ? On peut prendre du salé pour l’instant, si ça te va. » Elle suit Logan jusqu’au rayon où il a trouvé les chips, et elle s’accroupit pour mieux voir tout ce qui s’offre à elle, finissant le paquet déjà entamé, quasiment vide, avant de le rouler en boule et de le fourrer dans une de ses poches. Ne sait pas quoi choisir, finit par reprendre des chips au wasabi, d’une autre marque cette fois, et un paquet de crackers.

« Tu sais ce qui me manque, au Japon ? Les chips au vinaigre. »

Beaucoup d’autres choses lui manquent, mais elle continue dans le rayon des boissons alcoolisées, ouvre grand les bras, un paquet de cochonneries dans chaque main.

« J’te laisse choisir, l’armoire à glace. »

Sourire amusé. Ça lui fait du bien de sortir du pensionnat, de ne pas penser au projet qu’elle doit rendre le lendemain, et puis l’autre projet pour la semaine d’après. Elle sait que repousser les problèmes n’est pas la bonne solution, mais elle se plaît à jouer avec le feu.

Elle aurait pu fanfaronner et prétexter que crocheter des serrures lui servirait pour quelques ouvrages illégaux, mais non, Caitriona me rétorque le plus simplement du monde qu’elle souhaite « entrer et sortir de n’importe quel endroit ». La formulation me fait rire : on crochète des serrures pour entrer, et vraisemblablement, pour pénétrer dans des endroits où nous ne sommes pas les bienvenus ; mais jamais l’on se retrouve à utiliser ce genre de méthode pour s’extirper d’un endroit. Où risque-t-elle de se retrouver captive, mh ? Je la dévisage un court instant, curieux de savoir ce qui anime soudain ces désirs ardents de liberté alors même qu’elle semble déjà en jouir pleinement, et un sourire amusé vient barioler mes lèvres.  

Peut-être est-ce pour ça, qu’elle est ici, avec moi, au beau milieu de la nuit : pour cette liberté, ou pour ressentir cette liberté tout au fond d’elle, à défaut de réaliser qu’elle la saisit à pleines mains. Elle pourrait plonger la tête la première dans le danger, et s’y noyer, aveuglée par une lueur d’adrénaline gémissant au fond de l’eau. « Je t’apprendrai. Un jour. Si t’es sage ». Autant dire que ce n’est pas demain la veille.

Kate n’est pas sage, c’est même là tout à fait le contraire : montée sur ressorts, elle réagit à la moindre provocation, et saute à pieds joints dans ces bravades ; sûrement fière d’affûter sa répartie au fil de ces gentilles joutes verbales. Je la toise, moqueur, la regardant s’agiter, bien conscient qu’elle grossit le trait et qu’on est là, comme deux comédiens dans une scène de théâtre, à redoubler d’emphases pour captiver l’audience, ou nous captiver nous-mêmes, puisque seule la lourdeur de la pénombre est témoin de nos futilités.

« De la bière ? Non, non, je ne te parle pas de bière, je te parle d’alcool fort. La bière, il faudra en descendre dix canettes pour ressentir ses effets. En plus, la bière, ça donne envie de pisser, non, non, vraiment, mauvaise idée. », je secoue la tête, comme consterné à l’idée de composer avec une vessie pleine pendant notre escapade urbaine, « Ils vendent du shōchū, ici. Je crois. 43 degrés, le truc. Tu tiendras pas trois shots. »

On se perd à travers les allées, et je lui emboîte le pas avec une certaine perplexité. On quitte le rayon des produits ménagers, ce qui n’est pas pour me déplaire, parce que je n’ai pas prévu de me bourrer la gueule à la javel, avant d’arriver dans celui des snacks salés.

« Tu peux t’en faire, des chips au vinaigre. C’est facile. Les jeunes d’aujourd’hui, ils savent plus cuisiner », rétorqué-je en feignant l’incrédulité, tandis que j’opte pour un paquet de chips aromatisées au bœuf, attiré par l’emballage coloré. Arrivé près des alcools, je prends le fameux shōchū, et jette à Kate un regard plein de défi.

« Je parie que t’es pas cap de boire trois bonnes gorgées au goulot. »

Je lui tends la bouteille avec la même emphase que tout à l’heure, dans une attitude bravache et vantarde. Il va sans dire que commencer les hostilités avec mes paris idiots m’expose naturellement aux provocations de Kate, mais elle me connaît : je suis capable de relever tous les défis, même s’ils consistent à improviser un numéro de claquettes sur un tapis de caisse.

« Bois-en cinq et je réponds à n’importe quelle de tes questions : de la marque du gel douche que j’utilise à la couleur du boxer que je porte. Et ne t’étouffe pas : si tu gerbes, ça compte pas ! »

Les yeux se clignent et un sourire affuté s’étire sur les lèvres gercées. Du shōchū, donc. Le nom fait remonter quelques souvenirs à la surface de sa mémoire encombrée, et elle se revoit, entourée d’autres étudiants, l’appartement plongé dans une semi-pénombre agréable, les verres de shot alignés et les encouragements sourds tout autour.

Cependant, elle n’est pas surprise. Caitriona sait depuis un moment que Logan n’est pas un petit joueur, qu’il préfère viser plus haut, plus loin, plutôt que d’essayer de se contenter du médiocre, du sécuritaire, de la banalité. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles elle s’est glissée hors de sa chambre au lieu de finir son projet, rejoignant son ami pour une effraction nocturne pour la simple promesse de pouvoir tremper ses lèvres dans la coupe interdite.

« J’ai pas de de cuisine, à Amai. »

Ce n’est pas une réelle excuse, mais c’est sans doute un frein majeur à l’amélioration de ses talents culinaires. Elle se dit que les bases lui suffisent, qu’elle a d’autres domaines où elle doit se perfectionner, alors la bouffe, elle laisse tomber. Préfère ouvrir son paquet de crackers et en fait disparaître trois dans sa bouche, regardant Logan se saisir d’une bouteille.

Elle hausse les sourcils et sourit, petit hamster profitant de son festin et s’amusant avec le vilain matou, et, attrape la bouteille d’une main, déposant sa nourriture à côté d’une rangée de bouteilles à l’inscription quasi illisible dans le noir, et l’ouvre sans hésitation.

« Pour la couleur du boxer, ça sera pas nécessaire, t’en fais pas. »

Un sourire malicieux, petit elfe des sous-bois, fée maligne ou espiègle farfadet, toutes les comparaisons sont possibles. Elle réfléchit déjà à toute vitesse à la question qu’elle aimerait lui poser, une question qu’il a souvent évitée, à la réponse toujours délayée.

« Et je savais pas que tu te lavais, Logan. J’suis étonnée, et très fière de toi. »

Une pique digne de l’école élémentaire, mais nous ne pouvons pas lui en vouloir. Elle soulève légèrement la bouteille, comme pour trinquer, et la porte à sa bouche. Dans ces moments-là, la clé est de ne pas respirer une seule fois, ne pas inhaler les vapeurs alcoolisées qui prennent le nez, l’irritent, le brûlent. Il faut juste

boire
boire
boire
boire
et boire.

Elle grimace et tousse un peu, tend la bouteille à Logan d’une main et s’essuie la bouche de l’autre, la brûlure du spiritueux dans la gorge et, comme un chien s’ébrouant pour se débarrasser de l’eau, Caitriona secoue la tête pour essayer de chasser les dernières gouttes d’alcool s’accrochant elle. Le goût lui rappelle toutes ces soirées étudiantes où les gens boivent pour boire, où les paris et les défis sont lancés, où l’amusement de la nuit laisse place à la gueule de bois du lendemain.

« Wow. »

Elle cligne des yeux, un frisson la parcourant, et elle fixe Logan avec un grand sourire. L’alcool mettra plusieurs minutes à monter, alors elle a un peu de répit pour pouvoir torturer son ami. Elle n’est pas du genre à vouloir investiguer sa vie privée, comprend qu’il y a des choses qu’on ne révèle pas à son amie de vingt-et-un ans, le respecte et l’applique en retour, mais il y a bien une chose à propos de laquelle elle est curieuse.

« Alors, c’est quoi ta relation avec le héros de Kobe ? Aaron Payne ? T’as pas le droit de mentir. T’as pas le droit de mentir par omission. »

Elle reprend ses paquets de chips, attendant que le shōchū parcoure un peu de chemin avant d’essayer de remettre quelque chose en route dans son système digestif. Elle se souvient les avoir vu ensemble à la randonnée, leur avoir parlé. Mais Logan s’était vite défilé, et elle était restée avec plus de questions que de réponses.

Caitriona fait un geste vague de la main en direction de la bouteille. « Et prépare-toi, t’es le prochain à boire. » Sourire plein de promesses, dont les contours commencent à se flouter, légèrement. Cette petite escapade nocturne s’annonce divertissante.

Caitriona, fidèle à elle-même, me lance ses réparties habituelles, un brin infantiles, et je me marre, bon public, ravi de subir le répondant de la brindille. Bien sûr, que je me lave ! Et figurez-vous que je porte toujours des boxers noirs, comme mon âme. Je me doute que ces futilités ne l’intéressent pas, mais elle accepte le défi, joueuse, bravache, sûre d’elle. Je l’observe tandis qu’elle porte la bouteille d’alcool à ses lèvres, dardant sur elle un regard provocateur, et elle boit par cinq fois, cinq longues gorgées corrodantes, le visage froissé par une grimace. Moi, j’éclate de rire, amusé par la tronche qu’elle me tire, me moquant gentiment de ses toussotements. Franchement, c’était que cinq gorgées, pas la fin du monde !

Mais elle n’a pas l’air plus ébranlée que ça, la brindille, et reprend vite ses esprits. L’alcool lui a semble-t-il brûlé l’œsophage mais n’a pas encore embrouillé son petit esprit de fouine. Fouine, parce que je ne m’attendais pas à une question pareille, et j’étais loin de me douter qu’elle avait remarqué quelque chose, ce jour-là, au sommet du mont Rokkōsan.

« Bon sang, arrêtez de l’appeler comme ça ! “ Le héros de Kobe ”, c’est ri-di-cu-le. Il sait même pas se faire à bouffer.  »

Je souffle bruyamment, agacé, et croise les bras sur mon torse. Arrêtez de l’appeler comme ça ; les héros, c’est de la merde, bons à crever pour des ingrats, et il devrait avoir honte d’avoir risqué sa vie pour sauver le cul d’inconnus ! Et s’il était mort, hein ? On l’aurait applaudi, ce héros — et moi ? Qu’est-ce que je serais devenu, moi ? C’est pas plus important de rester en vie pour nos proches plutôt que d’aller la gâcher pour des idiots ? Tss.

Je lui prends la bouteille des mains, et descends quelques gorgées, comme pour me donner du courage à l’idée de parler de notre relation, mais la raison en est tout autre : j’essaie surtout de faire taire cet agacement indicible qui me prend chaque fois qu’on prononce ce surnom puéril. J’ai toujours eu l’alcool joyeux, et il m’aide à conserver ma bonne humeur, pour ne pas partir dans une tirade enflammée sur les failles de la société qu’on cache avec de vieilles rustines.

« J’pensais pas que ça se voyait autant  », je secoue la tête, railleur, et reprends quelques gorgées de shōchū, avant de poursuivre, « Mais ouais, j’ai pécho le-héros-de-kobe », dis-je avec un air triomphant. « La classe, non ? »

Non, notre relation est tout sauf classe : elle est bancale, bourrée de non-dits, explosive, mais sûrement pas « classe ». Vu de l’extérieur, on pourrait pourtant penser le contraire, et tant mieux si Kate est de cet avis.

Je fais quelques pas à travers le rayon, à la recherche d’un alcool plus fort, mais il fait sombre et j’ai dû mal à discerner les étiquettes des bouteilles. « J’avais pensé à lui offrir un truc, tu sais, genre… un truc, comme…  », pourquoi je bégaie, tout à coup ?! Respire, Logan ! « Je l’aime vraiment bien, tu vois, j’veux dire, beaucoup, et j’me suis dit… genre. » Je soupire. J’y arrive pas, « un anneau quoi, une bague ! », et je souffle, me consternant moi-même. Si j’arrive même pas à m’exprimer devant la brindille, j’arriverai jamais à le faire devant Aaron. Les prochaines gorgées de shōchū, je les descends pour réellement me donner du courage, cette fois.

« Enfin, j’me disais que c’était une façon de montrer que je suis sérieux, et je m’en fous si ça fait demande en mariage. Je me mets pas avec quelqu’un en me disant que ça va durer six mois ; si on est ensemble, c’est forcément très sérieux. »

Je me tourne vers elle, cherchant quelques secondes un moyen de changer de sujet. C’est que j’ai très bien répondu à sa question, et sans mentir ! Je peux bien avoir quelques instants de répit, non ? Je secoue la bouteille déjà bien entamée, et tente une diversion : « comme tu peux le voir, j’ai déjà bu pas mal ; c’est pas un défi, pour moi. Tu peux me trouver autre chose, non ? », c’est qu’il doit y avoir de quoi faire, entre les rayons pleins de bizarreries ou d’épices plus douteuses les unes que les autres.

Un éclat de rire dans le silence du magasin vandalisé, le bourdonnement incessant des systèmes de refroidissement, et Kate secoue la tête. Ce que Logan peut être rabat-joie ! Et déjà, sans qu’elle ne puisse mettre de mots sur ce que sa réaction trahit, elle sait que l’homme en face d’elle est déjà trop attaché à ce fameux héros. Les non-dits le trahissent, et elle sent vaguement que ce qu’on pourrait prendre à tort pour de la jalousie n’est qu’une forme détournée d’attachement émotionnel.

Elle lui laisse la bouteille sans regret, sentant l’ivresse tanguer dans sa direction, ou peut-être n’est-ce que la part psychologique de la consommation d’alcool, qui rend précoce cette euphorie qui embrouille les esprits et anesthésie la chair. Elle cligne des yeux, sourit en le voyant, à son tour, vider une bonne partie de la bouteille, mais elle est plus intéressée par la réponse qui arrive, qui déboule, comme le rocher qu’on lâche du haut d’une montagne.

Alors Caitriona ne peut que lui offrir un grand sourire, bat des mains. « Incroyable ! » Imaginer Logan avec Aaron Payne n’est pas difficile, même si elle s’est toujours représenté son ami seul. Elle s’est toujours dit, inconsciemment, qu’il serait plutôt seul et heureux que malheureux dans une relation. Mais quelque chose dans sa voix, peut-être, ou est-ce juste son imagination débordante, lui fait dire que Logan n’est peut-être pas malheureux avec ce héros de Kobe.

Elle le suit, à petit pas, plongeant sa main dans son paquet de chips. Ça croustille dans sa bouche, ça aide à dissiper le goût de l’alcool, et paradoxalement, ça lui donne envie d’en reprendre, de goûter de nouveau à cette brûlure salvatrice, qui délie les langues, qui ouvre les cœurs. (et qui bousille les foies)

Logan se remet à parler, lui livrant des choses qu’elle n’aurait jamais cru entendre de sa part, et elle le regarde avec curiosité. Ne se moque pas, n’y penserait même pas. Elle s’accroupit devant une partie du rayon, au hasard, éclaire les bouteilles de la lampe de son téléphone tout en tendant l’oreille pour les mots secrets et volatiles qui papillonnent dans l’air autour d’eux.

Alors, elle se tourne la tête vers lui, comme un coup de fouet silencieux. Elle en perd presque l’équilibre, se rattrape d’une main à plat sur le sol, la bouche grande ouverte.

« Une bague ? »

Elle sent quelque chose de chaud la parcourir, mais c’est peut-être juste l’alcool. Sa lampe de téléphone, inutile, éclaire quelques bouteilles et surtout le sol du magasin. Elle le regarde engloutir d’autres gorgées de shōchū, fronce les sourcils un instant. « Eh, bois pas tout ! » Comme s’il n’y avait pas toutes ces bouteilles à portée de main. Mais elle ne s’attarde pas dessus, trop occupée à laisser briller les étoiles dans ses yeux. Ils ne parlent pas souvent de ça, avec Logan. Souvent, c’est des chamailleries, des discussions autour de la nourriture, quelques fois des traits d’esprit sur des sujets qui les passionnent. Souvent, c’est Caitriona qui parle de ses camarades, de ses profs. Rien de plus.

« Moi j’trouve ça beau, une bague, même si tu le demandes pas en mariage. Je t’aiderai à en trouver une ! »

Puis elle lui lance un regard, hausse les épaules et attrape une bouteille au hasard. Sa lampe éclaire l’étiquette, c’est du saké. Elle la tend à Logan, donne un coup de menton en direction de celle qu’il tient. « On échange ? » Elle a l’impression que sa tête est un peu plus légère et ça la fait sourire, alors elle grignote une chips, deux chips, réfléchit. La piqûre sur sa langue l’oriente.

« Ok, viens. »

Elle les guide à travers le dédale des rayons, mais plus qu’une guide, elle est le lutin qui entraîne les enfants au fond de la forêt, leur faisant perdre leur chemin. Elle laisse échapper une petite exclamation victorieuse alors qu’elle finit par tomber sur le trésor qu’elle cherchait, et reprend une gorgée de shōchū, avant d’attraper une boîte dont la couleur est presque indiscernable dans la pénombre.

« Tu prends un truc, une chips, du pain, n’importe quoi, tu trempes et tu manges. »

Elle agite la boîte en face de lui, un grand sourire aux lèvres. Sur l’étiquette, une photo de piments rouges. Elle sent le fou rire qui pointe, alors elle détourne le visage quelques instants, secouée de tremblements contenus, et, se mordillant la lèvre, elle dépose toutes ses trouvailles dans les rayons pour seulement garder la pâte de piments rouges dans ses mains. Après quelques secondes, elle est assez calmée pour lui offrir un sourire tremblotant.

« J’ai un gage si t’y arrives. Si tu refuses, c’est toi qui as le gage. »

Et elle lui fait un clin d’œil, piochant à nouveau dans son paquet entamé. Elle a encore des questions extrêmement indiscrètes sur sa relation avec Aaron Payne, mais elle sent que ce n’est pas encore le moment de les poser, alors elle fait comme si elle avait déjà oublié, même si elle garde le sujet dans un coin de sa tête, comme un post-it fluorescent dans son esprit encombré.

Kate est la première personne à savoir, pour Aaron et moi, et je le réalise rétrospectivement, frappé par le contrecoup de mes confidences. J’en ai jamais parlé à qui que ce soit, peut-être car j’estime que ma vie personnelle ne concerne personne d’autre que moi, ou bien parce que j’ai ce tempérament pudibond, secret, de celui qui a tant de choses à cacher qu’il en devient incapable de faire le tri parmi celles qu’il est admis de révéler. Si j’étais assez courageux pour plonger tête la première dans ces introspections sentimentales, je pourrais sans doute concéder avoir dissimulé aux autres ce que j’avais moi-même eu un mal de chien à accepter ; malheureusement, affronter ce méli-mélo d’intrications émotionnelles, me résoudre à défaire cet épouvantable imbroglio de peurs inavouées et d’angoisses infantiles, tout ça est au-dessus de mes forces.

Pourtant, j’ai mis Kate dans la confidence. Je m’aperçois que, face à quelqu’un d’autre, face à un esprit plus goguenard, j’aurais nié effrontément l’évidence ; mais parce que c’est Kate et son affabilité, Kate et son indulgence, Kate et sa légèreté, je me suis confié avec naturel et désinvolture. Je savais qu’elle ne réagirait pas avec emphase, et sa réaction, d’ailleurs, toute contenue, achève de me rassurer. Ouais, on trouvera une bague ensemble. Quelque chose de joli, de discret, un tantinet plus symbolique que de lui filer le double des clés. Et peut-être que je n’oserais jamais la lui offrir — qu’importe, elle sera là, dans son écrin, et alors, ça signifiera que je serai résolument sûr de moi.

Je prends la bouteille de saké en faisant la moue. J’ai une nette préférence pour le shōchū, mais je ne veux pas agacer la brindille, et lui cède donc mon bien avec une fausse déférence. Et puis je la suis à travers les rayons, me cognant l’épaule contre un étalage, tournant à un embranchement, vaguement inquiet par l’amusement non contenu de Kate qui, indubitablement, est fière de sa future connerie.
Une inquiétude justifiée, car lorsqu'elle me tend la pâte de piment, je me décompose, pousse une exclamation de désespoir, sincère quoiqu’un poil surjouée, et glisse nerveusement les mains dans mes cheveux, froissant les mèches entre mes doigts. « Je vais crever, j’te jure, je vais claquer si j’avale ce truc  ». Je lui prends la boîte des mains, l’ouvre en plissant les yeux, et en examine le contenu. « Passe-moi une chips. T’auras ma mort sur la conscience !  »

Et, finalement, dans une formidable démonstration de bravoure, je plonge la chips dans la pâte vermeille avant de la porter à ma bouche. Pendant quelques secondes, il ne se passe rien, et alors, la hardiesse m’envahit, mon visage se recompose à la force de mon orgueil. Puis vient la brûlure, que dis-je, l’enfer, qui déferle par vagues cataclysmiques pour transformer ma bouche en véritable chambre magmatique, et je déchante aussitôt. « Putain ! » est tout ce que je parviens à prononcer, le souffle brûlant, coupé, la sueur fleurissant sur mes tempes, et j’avale ma bouchée en plaquant ma main sur mes lèvres, pour ne pas tout recracher sur le sol. Dans un réflexe idiot, je bois le premier liquide à portée de main, et le saké agit comme l’huile sur le feu, et je tousse, et je souffle, et je cherche l’air en explosant de rire, ivre, grisé par le ridicule de la situation.

« Va me chercher de l’eau ou j’sais pas, un truc, avant que je meure, bordel ! », parviens-je à balbutier dans mon épouvantable fou rire, et je m’allonge à même le sol, collant mon dos au carrelage frais, toujours secoué par une hilarité inextinguible. « J’ai réussi, hein ? À ton tour, pour la peine, tu prends double portion ! J’veux pas souffrir tout seul ! C’est ça, ton gage », et je souris, sans savoir si le rouge qui me monte aux joues est dû à l’alcool, à la chaleur, ou à ces putains de piments rouges qui m’ont arraché la gueule.

Elle n’était pas sûre que ça fasse son effet. Peut-être que Logan adorait les choses pimentées. Peut-être qu’il avait les placards remplis de piments et de pâte épicée. Peut-être qu’il en grignotait tous les jours pour son quatre heures.

Mais elle a visé juste, malgré son absence de talent dans les sports de précision, et Logan se lamente, Logan regarde cette boîte comme si elle était damnée, et Caitriona laisse échapper un rire plus proche d’un gloussement étouffé alors qu’elle essaie de ne pas recracher ce qu’elle a dans la bouche.

« Prends dans ton paquet ! Les miennes sont au wasabi, tu voudrais pas te faire subir ça. Et t’en fais pas, mon grand, j’irai mettre des fleurs sur ta tombe. »

Regard malicieux. Pour une fois, son cerveau ne s’absente pas dans les limbes des réflexions sur la mort de l’Autre, et elle se contente de prendre une énième gorgée alcoolisée, la brûlure devenue insignifiante à ce stade, observant attentivement sa victime.

Et le spectacle en vaut la peine.

L’odeur lui pique les narines dès que l’opercule plastique est retirée, et elle ne peut s’empêcher de rire de nouveau, s’arrête un instant alors que ça ne semble pas avoir d’effet sur Logan, elle se demande si elle ne s’est pas trompée en prenant le paquet, mais ses doutes sont vite balayés quand son visage (cette tête à claques) se déforme. Alors, c’est l’éruption volcanique, elle le sentirait presque dans sa propre bouche, et elle rigole, elle rigole, elle rigole sans pouvoir s’arrêter, jusqu’aux larmes, obligée de s’accroupir et de se tenir aux rayons pour garder son équilibre et ne pas finir comme Logan, allongé à même le sol.

Dans un bref moment de lucidité, elle sort son téléphone portable et prend une photo souvenir, le flash l’illuminant un bref instant, et la photo est peut-être un peu floue mais elle sera du moins représentative de la soirée qu’ils passent.

Les épaules secouées par ce rire inextinguible, elle secoue la tête à ce qu’il lui dit, incapable de se relever, incapable de parler, avant de faire l’effort incommensurable de se relever, toujours hilare.

« T’es sérieux ? »

A travers ses larmes, elle voit son sourire, et il n’est pas moqueur, pas franchement goguenard. C’est juste un sourire, tout simple, mais qui lui fait gonfler le cœur.

« Attends j’vais… j’vais chercher du lait. Le lait ça fonctionne, non ? »

Elle n’attend pas sa réponse, part avec le reste du fou rire dans la gorge et revient quelques instants plus tard, une brique de lait à la main, la condensation se formant à peine à sa surface, et dans son autre main, une bouteille d’eau au cas où. « J’me suis pas perdue ! » Et en plus, elle a l’air fière d’elle.

Dès que ses yeux retombent sur Logan, c’est irrépressible, elle se remet à rire et lui tend silencieusement la brique fraîche, essayant de se retenir, sans succès. « T’es vraiment… vraiment un gamin, par contre ! » Comme si elle ne le savait pas déjà. Comme si ça n’était pas une des raisons pour lesquelles ils s’entendaient si bien.

Elle se calme un peu, s’assoit précautionneusement à côté de Logan, rapproche la pâte de piments tant redoutée et lui pique deux pauvres chips. « Bon. » Elle fixe la pâte rougeâtre qui la nargue, puis sans prévenir, y trempe une chips et l’enfourne dans sa bouche. La brûlure met quelques secondes l’envahir, le temps qu’elle déglutisse et trempe la seconde chips avant de la faire disparaître dans sa bouche déjà en feu, et elle tousse, le poing devant la bouche, les yeux larmoyants, la toux l’empêchant d’avaler sa bouchée volcanique, alors elle a chaud, Caitriona, et ça la brûle, et elle ne peut pas s’empêcher de rire et elle finit par réussir à se débarrasser de ce qu’il lui reste, avant d’haleter comme un pauvre canidé, le front recouvert de sueur, et elle agite la main pour éventer sa langue comme si ça allait l’aider.

Elle lance un faux regard meurtrier à Logan, en lui volant la brique de lait et en descendant quelques gorgées, sentant la brûlure s’atténuer, au moins un peu. Elle continue de garder la bouche ouverte, espérant que l’air fasse le reste.

« Ah, putain de merde ! » Elle s’essuie les yeux. « J’ai l’impression que c’est monté jusqu’au cerveau, c’est horrible. »

Elle secoue la tête. Elle n’est pas sûre de pouvoir finir la bouteille de shōchū tout de suite.

« J’crois c’était une mauvaise idée, le piment. »

Mais est-ce qu’elle regrette ? Pas le moins du monde. Cependant, une petite pause ne serait pas de refus.

Étendu à même le sol, enchanté par la fraîcheur du carrelage contre mon dos, j’entends le rire de Kate et perçois le flash évanescent de son téléphone. Je ne réagis pas à cet affront digne du plus véreux des paparazzis, trop occupé à cuire de l’intérieur. Si mes joues sont rougies par la chaleur, la brûlure, elle, s’étend insidieusement sur ma langue, dans ma gorge, incendiant mon œsophage et mon estomac, et j’inspire par la bouche, en quête d’un air frais salvateur, mais ce n’est que la touffeur moite de l’été que j’inhale.
Kate, dans son infinie miséricorde, m’abandonne momentanément à mon triste sort pour partir à la recherche de lait, boisson censée « fonctionner ». Je la regarde s’en aller, un sourire étirant la commissure de mes lèvres, lui glissant un « ça a intérêt à fonctionner, ouais ! » faussement menaçant.

Elle réapparaît rapidement, d’ailleurs, encore hilare, et me tend la brique de lait dans un gloussement étouffé. Moi, je me redresse avec difficulté, saisis la brique, l’ouvre comme un goret et descends un bon tiers de son contenu d’une seule traite. Une fois la brique reposée au sol, j’inspire plus calmement, et essuie d’un revers de main la sueur qui avait perlé sur mon front. « Moi, un gamin ? C’est toi qui as commencé j’te signale ! »
Oh, elle n’avait sûrement pas commencé ces défis idiots, mais le coup de la pâte de piments rouges, c’était uniquement de son fait ! Pourquoi serais-je le seul à souffrir, hein ? En plus, paraît qu’il n’y a pas meilleure leçon que de goûter à son propre poison.

Mais la vengeance est un plat qui se mange pimenté, je vous assure, parce que voir Kate s’étouffer avec deux chips garnies de cette pâte vermeille est un spectacle désopilant, auquel il faut assurément assister au moins une fois dans sa vie. Regardez-là, regardez, son petit visage froissé par le venin incandescent du piment, les larmes qui lui montent aux yeux, et mon fou rire reprend, indomptable, irrépressible, et je me marre absolument, à bout de souffle, balbutiant des « Ta tronche… Tu devrais voir ta tronche ! », la voix rendue cahoteuse, malmenée par mon rire. « Bien sûr, que les piments, c’était une idée de merde. Je me demande qui a bien pu la trouver, hein ? »

Je me laisse le temps de reprendre mes esprits. Mon rire se fane mais un sourire candide reste suspendu à mes lèvres. Je ne regrette pas d’avoir ramené Kate ici. Elle est bien la seule personne avec qui il fait bon de régresser, de retomber soudain en enfance. Ce soir, j’aurais pu être Logan Rothschild, étudiant à Amai Gakuen, épanoui dans ma petite vie tranquille loin des vicissitudes de la rue. J’aurais pu être tout ça sans me sentir en décalage et sans doute aurais-je sincèrement apprécié ces moments d’insouciance.

« Qu’est-ce que tu vas faire, après tes études ? T’as une idée d’où tu vas aller ? »

Je me penche vers l’avant, saisissant de nouveau la bouteille de saké. La tête me tourne un peu, mais je ne me sens pas tout à fait ivre ; mes pensées sont toujours claires et cohérentes. Pourtant, je suis un tantinet désinhibé, et plus enclin à parler de moi, d’une voix légère, un peu rêveuse :

« Moi, j’aimerais bien voyager. Découvrir plein de pays, ce serait trop cool, et peut-être qu’ensuite je pourrais ouvrir mon propre bar, quelque part dans le monde. J’aime bien Kobe, mais j’suis jamais allé à Tokyo, par exemple. J’ai pas tant bougé que ça. Tu veux pas découvrir d’autres villes ou pays, toi ? »

Il ne lui suffit que d’un regard vers son compagnon d’infortune pour replonger dans un fou rire, aux perles salées, à la voix essoufflée, toujours avec cette brûlure dans la bouche, la douleur difforme qui réchauffe tout le corps, surtout lorsqu’elle est associée à l’alcool ingéré précédemment.

Il reste un fond de lait dans la bouteille, qu’elle pose entre eux, comme un statut quo, parce qu’ils sont tous les deux dans le même état foireux, et, ouais,

le piment, c’est une idée merdique.

Puis, l’écho de leurs rires se perd et se mélange aux bourdonnements des rayons réfrigérés, au loin, et dans l’aile du magasin où ils se trouvent à présent, c’est un calme relatif qui s’installe, qui laisse le temps à Caitriona de respirer dans le moment, de ressentir cette pression sur son cœur, agréable mais étrange, qui lui rappelle tous ces instants fugaces où la seule pensée qui tourne dans son esprit est « je suis heureuse d’être en vie », accompagnée peut-être d’un « je l’aime tellement » qui se perd dans sa gorge et qui retourne s’enfoncer dans sa poitrine silencieuse.

Elle lance un regard à Logan, testant distraitement la sensibilité dans sa bouche, puis s’autorise une autre gorgée, presque sirotée si elle n’était pas si brûlante, avant de reposer la bouteille quasiment vide. La question qu’il lui pose l’aurait faite se refermer comme les coquillages des fonds marins en temps normal, mais là, avec assez d’alcool dans le sang et l’euphorie montée à la tête après le long fou rire qu’elle a traversé, elle place seulement ses mains derrière elle, les bras tendus et les jambes croisées, plus ouverte que jamais à la discussion.

Cependant, elle secoue la tête doucement. La réponse ne vient pas, parce qu’une fois dans sa vie, elle réfléchit. Elle n’ose pas toujours faire sortir ce qui gratte dans son ventre, ce qui ne demande qu’à sortir. Elle y a pensé, parfois, mais ne se laisse jamais le temps d’y réfléchir réellement. D’évaluer ses chances, de songer à cet avenir incertain qui fait trembler son âme et qui la pousse à se garder occupée pour ne pas s’y pencher.

Les mots de Logan planent jusqu’à elle, et c’est doux, et ça fait rêver. C’est quoi, la différence entre tirer des plans sur la comète, et faire de vrais projets ? Les deux partent du même sentiment, de la même volonté, non ? Elle le fixe, sent la chaleur dans sa poitrine lui donner de la force.

« Ça m’étonne que t’aies pas déjà fait le tour du Japon. » Elle se perd un instant dans le pourquoi du comment, avant de revenir à la conversation, un petit sourire sur les lèvres, le regard un peu flou. « On ira à Tokyo chercher ta bague. » Une pensée lui traverse la tête et elle agite une main, s’ôtant un appui et manquant de tomber vers l’arrière. « Et puis on ira voir la statue ! La statue du chien, tu sais, c’est super triste, je sais plus comment il s’appelle, mais y’a sa statue, il attendait son maître. » Peut-être que le shōchū est monté plus vite que prévu.

Elle se souvient de ce qu’ils parlaient en premier lieu, alors elle finit la bouteille, avant de simplement poser ses avant-bras sur ses genoux, le cœur battant et les pensées un peu en vrac. Un petit silence, pour laisser la digression mourir, avant qu’elle ne reprenne la parole.

« J’aimerais bien être une artiste indépendante, un peu touche-à-tout. Exposer dans des musées. »

Le dire à voix haute lui laisse une sensation étrange.

« Pas forcément au Japon. J’aime bien le Japon, mais je crois que… » Laisse sa voix s’épuiser. « J’crois que j’aimerais bien retourner en Europe. » Quelque chose clignote dans sa poitrine, ça brille et ça la réchauffe de l’intérieur. Elle ferme les yeux, fléchit les jambes contre elle et les entoure de ses bras. L’alcool l’aide à mettre de côté la peur des fins, pour faire plutôt ressortir l’excitation pour les commencements.

« Je pourrais pas vivre toute ma vie au même endroit, je pense. Ou alors, j’fais comme mes parents, j’ai plein de maisons partout, sur chaque continent, comme ça j’pourrai aller où je voudrai. Et tu pourras venir à mes expos, en Europe, partout. »

Un rire brise ce petit moment de flottement. C'est drôle, qu'elle visualise ce mirage d'avenir avec Logan dedans. Elle ne se demande pas si elle aura assez d’argent, avec son maigre revenu d’artiste, non, et c’est ça, tirer des plans sur la comète, au final.

Avec moins d’alcool, peut-être me serais-je livré avec davantage de parcimonie ; ni moi, ni kate ne sommes du genre à nous épancher sur nos vies respectives et leurs vicissitudes. Tout au plus, il nous arrive d’échanger quelques mots par SMS, dénaturés par une flopée d’emojis exacerbant les intentions, lorsque l’un de nous a passé une très mauvaise journée. Du reste, je préfère voir la brindille comme cette amie à la fois proche et gardée à bonne distance ; je n’ai jamais ressenti le besoin de me confier à elle — l’intérêt me paraissait moindre. Pourtant, à mesure que l’alcool agit sur mon esprit, ma langue se délie d’elle-même et je babille des rêves d’enfants avortés, des projets jamais concrétisés, des désirs d’aventure laissés à l’abandon.

J’ai toujours voulu voyager, mais depuis le typhon de 2016, je suis comme bloqué à Kobe, reclus à Inazami, résolu à rester sagement cloîtré dans ma petite zone de confort. Alors quand Kate me parle de ses envies à elle, ça fait écho en moi — forcément. Elle babille aussi, comme moi, pleine de candeur, pétrie d’ambitions, le regard songeur, et je l’écoute avec toute l’attention du monde. Pendant une seconde, l’idée de ne plus la revoir, ça me fait chier. C'est comme un pincement dans la poitrine, une sensation pleine d’amertume, et je la reconnais vite : la peur de l’abandon.

« J’viendrai à tes expos uniquement si j’ai une invitation VIP », déclaré-je avec lassitude, dissimulant ma soudaine morosité. C’est stupide : elle ne va pas m’abandonner. D’ailleurs, elle ne me doit rien. Je sais tout ça, mais mon esprit de gosse traumatisé se met à gamberger, inexorablement, et le souvenir impérissable de cet énième retour au foyer, quand j’avais 10 piges, me revient avec une impeccable clarté. « Ça fait loin, Tokyo, pour une bague. Enfin, pas que ça me dérange ». La réminiscence s’attarde de trop, le temps de me remémorer une promesse à la volée : tu viendras nous rendre visite, Logan. A d’autres : je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. « Le clebs, là, il s’appelle Hochika, non ? Bref, j’aime pas trop les clebs de toute façon. Si on va à Tokyo, j’veux voir Akihabara, et puis faire les meilleurs bars de la ville. »

Je reprends quelques gorgées de saké, achevant de noyer les mauvais souvenirs. « Au fait », je marque une pause, faisant mine de réfléchir, « il va bien, ton cactus ? »

Mes pensées font des zigzags, impatientes, erratiques, désordonnées, et à peine ai-je posé la question qu’elle est oubliée. Quelques secondes après, je me redresse brusquement, les yeux luisants d’excitation ; à l’évidence, je viens d’avoir une idée — et mes idées, quand elles naissent dans l’alcool, sont encore plus foireuses que d’habitude : « Hé, au deuxième étage, il y a le rayon jouets ». J’ai huit ans. « Y’a plein de trucs, ça va être trop cool, ramène-toi ! », et je me lève avec précaution pour ne pas vaciller, saisissant ma fidèle bouteille d’alcool au passage. « On rangera le reste plus tard, dépêche », et je me dirige vers l’escalier en ricanant. J’ai huit ans.

Quelque change mais elle ne sait pas quoi, comme s’il fallait mettre le doigt sur quelque chose d’invisible, et elle fixe Logan avec les vestiges d’un rire sur les lèvres, incertaine quant à la façon de réagir alors préfère embrayer, secouant la tête et ravivant les flammes pour refaire apparaître son éternel sourire.

« Bien sûr que tu seras VIP ! »

Et elle s’imagine ces buffets avec une poignet de personnes qu’elle chérit de tout son cœur et une marée d’inconnus impossible à identifier, impossible à se remémorer. Elle incline la tête sur le côté, l’image partant de son esprit comme elle est arrivée, c’est-à-dire, en un claquement de doigts, et elle hausse les épaules, un froncement de nez malicieux, les yeux plissés, l’envie de glousser à chaque seconde passée en présence de Logan évoluant en intensité croissante, comme les bulles de champagne qui sont obligées de quitter le fond du verre pour aller éclater à la surface.

« Akihabara, c’est pas le truc d’otaku ? J’te voyais pas fan comme ça, Logan. » Mais toujours pas de jugement, seulement un coup de pinceau ajouté au tableau de son ami. Elle sourit joyeusement. « On fera un barathon, Logan. Un bar de- un marathon de bars. »

Kate les voit déjà, de bar en bar, commander tout et n’importe quoi, et sa poitrine s’emplit d’étoiles filantes. De comètes enflammées. La question suivante la prend de court mais elle hoche la tête avec vigueur, jouant avec ses lacets élimés.

« Bizarrement, le Logan mexicain est pas mort, j’suis très fière de moi. Et maintenant, il est difforme, il ressemble plus du tout à un humain qui fait coucou. J’espère que le tien est encore en vie. Il était trop mignon pour que tu le crèves. »

Elle serait prête à aller vérifier de ses propres yeux, si seulement elle savait où il habitait. A la place, elle prend la bouteille, oublie qu’elle est déjà vide, et essaie de la finir une seconde fois. Raté. Elle la repose et saute sur ses pieds en manquant de finir la tête la première dans Logan quand celui-ci lui propose la meilleure idée du siècle. Elle rigole, vacille, le suit sans tarder, la vision trouble sans que ça ne l’empêche de garder Logan dans son champ de vision, silhouette désormais familière qui fait naître cette douce chaleur dans sa poitrine à chaque fois qu’elle le voit – ah, on oublie trop souvent que les amis sont un trésor à chérir.

« T’es sûr- t’es sûr qu’on oubliera pas de ranger ? » Y pense parce qu’elle est le genre à oublier de remettre les choses à sa place, dans sa chambre, finissant par se retrouver devant un bazar monstre. Mais l’idée de ranger immédiatement est tuée à bout portant par l’envie enfantine d’aller s’amuser au deuxième étage, qu’ils atteignent après avoir crapahuté dans les marches infinies, à force d’insultes gloussées en ce qui concerne Caitriona.

« J’ai l’impression d’avoir grimpé sur le Mont Fujin, encore. Une. Fois. »

Mais c’est un mensonge derrière la vérité, parce qu’elle n’a jamais eu autant d’énergie qu’à présent, et elle cherche le rayon jouet avec l’excitation d’une gosse de six ans.

« Tu penses y’a de la pâte à modeler ? Tu sais que j’voulais trop en manger quand j’étais petite mais ma nourrice me l’interdisait à chaque fois. Tu penses on peut mourir si on mange de la pâte à modeler ? »

Le seul problème, en plus de ne pas pouvoir la manger, c’était qu’elle séchait trop vite. Le carrousel des souvenirs lui donne presque le tournis, et elle lance un regard à Logan avant de se détourner, son attention happée par les innombrables jouets alignés sur les présentoirs.

« Tu veux faire quoi ? OH LOGAN. Logan. Des animaux mécaniques. J’pensais pas qu’ils en commercialisaient encore. Oh là là Logan. Il faut qu’on fasse la course avec les animaux. Enfin, que nos animaux fassent la course. Logan, il va comment ton chat ? »

Elle lui fait signe de s’approcher, rien que pour lui piquer sa bouteille. Une, deux petites gorgées, et elle lui rend, s’essuyant la bouche du dos de la main, avant de s’accroupir, vacillant un peu sans s’en rendre compte, trop occupée à récupérer un chien et un chat, avant de tout lâcher pour parcourir quelques mètres, à quatre pattes, jetant un regard émerveillé au kit de peinture avec les mains avant d’en prendre une boîte, la brandissant avec un gémissement de gamine de cinq ans.

« Logaaan… Y’a trop de trucs trop biens… Pourquoi les enfants ont droit à tellement de trucs comme ça ? »

Elle s’éparpille. Elève dissipée, ne sait plus où donner de la tête.