On franchit les escaliers avec une démarche titubante tandis que je lui raconte, d’une voix hasardeuse, à quel point mon petit cactus est en bonne santé. « Il a grandi, même », assuré-je avec orgueil, avant de lui expliquer qu’il a fallu lui trouver un pot plus grand afin que ses racines ne se sentent pas trop à l’étroit. C’est que je m’en suis occupé avec une déférence entière, vous savez, j’ai lu tout un tas de bouquins en la matière. J’ai même élargi mes recherches, et appris d’innombrables mots de vocabulaire : maintenant, je sais ce que veut dire bouturer, sarcler ou palisser, amender ou marcotter. De là à affirmer que j’ai la main verte, il y a un monde ; mais comme la cuisine, cela pourrait être une activité permettant d’apaiser mon tempérament nerveux. Ce jour-là, affairé auprès du cactus, les mains dans le terreau et Le Chat examinant mon entreprise, je me suis surpris à ne penser à rien d’autre qu’à la tâche en cours.

Lorsqu’on arrive au deuxième étage, les rayons bardés de jouets nous accueillent déjà. Kate se plaint de cette randonnée urbaine constituée de ces terribles marches d’escalier, avant de retrouver son entrain candide.

« Nan, on meurt pas en mangeant de la pâte à modeler. J’veux dire, moi, j’en ai bien mangé, hein, et regarde, je suis pas mort. Si ça s’trouve, ça m’a juste rendu plus con. C’est tout. »

Comme des gosses, on déambule à travers les rayons, et Kate s’extasie devant des animaux mécaniques ; ces petites créatures auxquelles j’ai toujours trouvé un côté flippant. L’idée d’improviser une course de jouets sur le carrelage froid ne me rebute pourtant pas, et je plonge la main dans un présentoir, saisissant un jouet mécanique en forme de grenouille. L’objet inanimé me jette un regard hagard, mais avec quelques grammes d’alcool dans le sang, j’arrive soudain à lui trouver un petit quelque chose d’attachant. Pourtant, la brindille est déjà passée à autre chose, comme une pile électrique, une boule d’énergie aux mouvements brusques et erratiques : Kate est d’une pétulance remarquable, quand elle est bourrée, et la scène me fait pouffer de rire.

« Mon chat va bien, ouais », fais-je avant de râler bruyamment quand elle pique ma bouteille, « tu veux plus faire la course ? »
Je m’accroupis à ses côtés avec l’aisance toute relative d’un type un peu torché, et me penche sur le kit de peinture que la brindille tient dans ses mimines comme le Saint-Graal. Moi, j’ai la grenouille dans une main, la bouteille dans l’autre, et je ne m’en rends pas compte sur l’instant, mais le contraste entre ces deux objets prête à sourire tant il est édifiant.

« Les adultes aussi ont droit à ce genre de trucs. C’est juste que les gens arrêtent d’en acheter, t’sais, ils dépensent dans des jouets plus grands. Genre des voitures. »
Je viens m’asseoir en tailleur, avant de lui prendre des mains le kit de peinture, délaissant grenouille et bouteille d’alcool dans mon élan. J’ouvre ensuite l’emballage cartonné et étale tranquillement son contenu sur le carrelage. « On peut peindre, s’tu veux. » Empreint de curiosité, je débouche un petit pot de peinture rouge ; la matière déborde sur mes doigts, comme du sang épais, et dans un sourire sournois point soudain une idée mutine : brusquement, je tends les mains vers Kate, barbouillant son visage de rouge en ricanant. Ses joues, bariolées de peinture, ressemblent à deux tomates bien mûres, et j’en rajoute une couche, littéralement, attardant mon index sur le bout de son nez pour lui donner l’air d’un clown.

« Là ! Mon œuvre d’art ! Elle est parfaite, tu trouves pas ? »

Kate laisse échapper un rire devant la bonne nouvelle que lui annonce son ami. La pâte à modeler n’est peut-être pas comestible, mais au moins, elle n’est pas létale. Heureusement pour son organisme, la jeune femme a déjà assez mangé pour cette nuit et ne s’essaiera pas à la dégustation de cette pâte colorée et merveilleusement odorante.

Puis, de la pâte à modeler, on passe aux animaux mécaniques et au chat de Logan. Elle aimerait bien le voir plus souvent, ce félin, mais ils ont tendance à se voir dans des endroits impersonnels à chaque fois. Elle viendra toquer à sa porte la prochaine fois, rien que pour le chat.

Logan a récupéré une grenouille mécanique, mais Kate est déjà passée à autre chose, accaparée par la peinture. Elle se souvient de ces fois où, échappant à la surveillance de sa nourrice, elle a gribouillé sur les murs des couloirs de leur maison. Les réprimandes n’ont pas été sévères, mais d’une fermeté à laquelle elle n’était pas tant habituée que ça, alors la petite Caitriona a recommencé la semaine d’après, avant de recevoir une punition digne de ce nom et définitivement arrêter la peinture murale.

Installée à même le sol, elle détourne un instant son attention du kit de peinture pour poser son regard sur Logan. Ce qu’il dit lui paraît être une illumination, d’une logique implacable. Les adultes n’achètent plus de jouets pour enfants parce qu’il existe des jouets pour adultes, mais oui. Forcément. Tout s’éclaircit et elle sourit.

« Les voitures c’est nul. »

Elle le pense réellement, même si elle est bien contente d’avoir des amis conducteurs qui puisse l’amener d’un bout à l’autre de Kobe en cas de besoin. Mais dans l’absolu, elle préfère les transports en commun aux voitures, aime observer les gens, malgré la proximité parfois étourdissante, malgré le voyage souvent fastidieux, elle se plaît à se perdre dans ces habitacles cahotants dans un fond de musique sortant de ses écouteurs en fin de vie.

C’est Logan qui a l’honneur d’ouvrir la boîte et elle le regarde faire avec émerveillement, découvrant avec lui le contenu de ce trésor inestimable.

« J’veux voir ton talent ! »

On pourrait croire à de la moquerie, mais l’Irlandaise est complètement innocente dans sa remarque, aimerait réellement voir de quoi est capable son ami. Elle lui connaît des talents de cuisinier, et plus accessoirement, de combattant, mais en peinture ? Elle est intriguée, en oublierait presque de fermer sa bouche dans son état d’ébriété croissante.

Il commence par le rouge et elle ne peut qu’approuver son choix, bien qu’elle se serait tournée vers le jaune en premier. La peinture est épaisse, envahit l’épiderme de Logan, extension qu’elle suit des yeux, comme hypnotisée. Et puis, d’un coup, les mains ne sont plus là où elles étaient auparavant, et c’est une sensation étrange que lui fait parvenir les récepteurs à la surface de son visage.

Elle cligne des yeux une fois. Deux fois. Trois fois. Et elle fixe Logan avant de loucher sur le doigt qui vient déposer un dernier coup de pinceau sur la toile vivante. Ses yeux reviennent sur son ami, s’attardent sur ce sourire qu’elle aimerait effacer mais qu’elle adore en même temps de toute son âme.

« Logan, putain… »

Elle choisit la solution la plus simple et sans doute la plus instinctive, et passe ses propres mains sur ses joues avant de les plaquer sur les joues du traître. Il n’y a pas autant de peinture qu’elle l’aurait voulu, mais ce n’est que le commencement – une œuvre ne se crée pas en un seul geste.

Elle attrape le pot de bleu, le plus près, et ôte le couvercle. Elle n’est pas loin de tout renverser sur la boîte en carton mais rattrape le coup en récupérant la peinture sur ses mains, réussissant à appliquer un grossière touche de bleu sur les joues rougies de son ami, avant que celui-ci ne prenne la fuite.

« Logan, reviens ici ! »

L’alcool ne l’a pas privé de son agilité naturelle – Caitriona, en revanche, doit s’y prendre à deux fois avant de pouvoir se relever. Ses mains, d’un bleu ciel assombri par la pénombre dans laquelle ils sont plongés, sont maintenues devant elle, à la recherche de leur cible, laissant échapper des gouttes épaisses qui s’écrasent sur le sol, sans non plus épargner les vêtements de la jeune femme qui se parent des plus belles gouttes de peinture.

Il doit payer.

Elle plaque ses mains sur ses joues pleines de peinture et retourne l’arme du crime contre moi pour une vengeance en bonne et due forme. J’ai du rouge sur le visage, les pigments artificiels accrochés à mon épiderme, et j’aurais pu être fier d’être son œuvre d’art si je ne m’étais pas fait avoir comme un bleu. Du bleu, d’ailleurs, elle s’en empare ; une nuance froide et claire qui dégouline de ses mimines, et je tente un mouvement de recul — trop tard, j’ai désormais du bleu ailleurs que dans mes iris, une grosse couche sur la pommette, comme si la couleur de mes yeux avait dégorgé sur ma peau en un étrange camaïeu. Attaqué, je bats en retraite et choisis la fuite.

Ma course est un peu hasardeuse et j’ai laissé mon smartphone sur le carrelage, alors je vois pas grand-chose dans les dédales que me semblent être ces rayons gorgés de jouets. Kate m’ordonne de revenir ici, et je pouffe de rire, amusé par les accents outrés de sa voix. Je ris tellement que j’arrive plus à courir ; le point de côté me guette et je peine à reprendre mon souffle. L’issue de cette terrible course poursuite est inéluctable. Je m’arrête, les mains en l’air, fais volte-face pour lui montrer mon visage où le bleu et le rouge ont donné des touches éparses de magenta.

« J’me rends ! »

Je ne devrais pas compter sur sa miséricorde — d’ailleurs, elle a encore plein de bleu dans les mains. Moi, je suis désarmé, et rien dans les rayons ne semble pouvoir assurer ma défense. « Mets pas de la peinture partout, tu vas laisser des pièces à conviction. Et puis, franchement, je trouve que le rouge te va plutôt bien au teint. »

Pas sûr que cet argument fonctionne avec elle, cette brindille avide de vengeance. Mais soudain, au rez-de-chaussée, on entend comme un bruit sourd. Je me fige, et mets mon index devant mes lèvres, intimant Kate de se faire discrète. Ça m’étonnerait que quelqu’un surveille un endroit aussi délaissé, surtout dans ce quartier où la priorité est pour les belles boutiques, mais je préfère me montrer précautionneux. « Faut que tu te planques, j’vais voir ce que c’est ». Mais se planquer où ? Je lui prends le poignet et la tire à ma suite jusqu’au rayon des peluches. Là, je chope la peluche la plus grande, trônant en haut d’une étagère, et la fourre dans les mains de Kate, la poussant en arrière jusqu’à ce qu’elle chute dans un amas de peluches moelleuses. Cachée derrière ce grand ours blanc, elle ne craint plus grand-chose.

« J’reviens, brindille. Bouge pas d’ici, faudra quelqu’un pour me pleurer si on m’arrête pour vol de shochu et de peinture pour enfant. »

Je me détourne et m’en vais trouver les escaliers pour déterminer l’origine du bruit. S’il y a bien quelqu’un qui a décidé de rôder ici, peut-être alerté par le boucan qu’on a fait, il faudrait que je fasse sortir Kate de là. Quelque chose qui est dans les cordes d’un type comme moi, vu que je fais sensiblement le même boulot pour les mafieux, mais Caitriona est pire qu’un mafieux. Elle est indisciplinée, elle gigote, et elle a soif d’adrénaline. Bref : c’est une plaie, et encore pire quand elle est bourrée.

Le malfrat finit par se retourner, permettant à Kate d’admirer d’un coup d’œil le chef d’œuvre réalisé sur son visage. Elle pouffe de rire, oubliant un instant sa soif de vengeance avant que la lourdeur de la peinture sur ses mains ne le lui remémore, alors, elle s’avance d’un pas, puis d’un autre, son sourire malicieux sublimant le masque rouge qui recouvre la peau.

« Il manque du bleu sur ta face, Logan. »

Elle est sincère, l’impression qui se dégage du tableau est celle d’une œuvre inachevée et il en revient à Caitriona de mettre les derniers coups de pinceaux. Déterminée à finir ce qui a été commencé, elle veut s’approcher encore, mais Logan est soudain différent, lui fait signe de ne plus faire de bruit. Elle ne comprend pas, le bruit qui s’est répercuté entre les deux étages n’a pas atteint ses oreilles, cependant, elle hoche la tête en essuyant par réflexe ses mains peinturés sur son short, laissant de côté la méfiance d’un coup bas de la part de son ami.

Kate se questionne tout de même sur le degré de confiance qu’elle lui accorde alors qu’il essaie de l’étouffer dans l’antre des peluches, mais puisque c’est plutôt confortable, comme cachette, elle ne dit rien, se contente d’enlacer l’ours géant, y laissant des traces bleues – si elle pouvait, elle l’emmènerait avec elle au pensionnat, parce que ça serait bête qu’un gamin veuille de l’ours mais qu’il se rende compte qu’il est taché, non ?

Elle inspire dans la fourrure artificielle, l’odeur industrielle de plastique la faisant sourire, et elle reste là, chantonne une mélodie populaire sur un ton un peu faux en attendant que Logan revienne. Elle n’a aucune notion du temps, ne sait pas si elle fredonne depuis une minute ou trente, alors elle finit par arrêter parce que la répétition dans la mélodie l’agace, et puis, elle ne connaît pas la suite. Elle enfonce la tête en arrière, se retrouve nez à nez avec la truffe d’un plus petit ours. Elle lui offre un sourire stupide, avant de fermer les yeux et de les rouvrir dans la seconde suivante. Elle agite les pieds, se rend compte qu’elle donne des coups à la peluche qui la camoufle alors elle arrête et s’excuse dans un souffle.

Et puis, Caitriona décide qu’elle en a marre. Même en tendant l’oreille, elle n’arrive pas à deviner ce qui se passe, alors elle peste intérieurement contre son ami, se demande où elle a laissé son sachet de chips, et pousse l’ours géant à côté d’elle pour se dégager de sa cachette, manquant de se cogner la tête contre la planche en bois juste au-dessus de la tanière de peluches. Elle replace l’ours, enfouit son visage dans son cou en lui promettant de revenir le libérer, puis, toujours accroupie, regarde autour d’elle, guettant un signe qui lui indiquerait la direction à prendre pour rejoindre Logan.

La lumière de la sortie de secours attire son regard, plus loin, alors, par pure logique, elle décide de partir en expédition dans la direction opposée dans l’imitation involontaire d’un caneton maladroit foulant le sol pour la première fois.

J’emprunte les escaliers avec ma discrétion coutumière, que dis-je, ma subtilité indescriptible ; tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, ma carcasse épaisse semble produire un boucan exceptionnel : boum, boum, boum, boum. Chose étonnante, je ne suis malheureusement pas connu pour ma délicatesse. Je tente pourtant de me faire tout petit, j’avance à tâtons, dans l’obscurité, les yeux plissés par la concentration — et par la pénombre, car jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas un animal nyctalope. Je descends les marches, une à une, aux aguets, avec précaution, afin de ne pas rater malencontreusement une marche.

Le silence est assourdissant, comme diraient les piètres auteurs fiers de leur oxymore ; bien qu’il soit fort à propos dans ce contexte. Je n’entends que lui, un silence si épais que je me demande un instant si je n’ai pas rêvé ce bruit. Peut-être qu’on est bien seuls dans ce supermarché, tout compte fait ; qui irait se promener dans un endroit pareil à cette heure-ci ? Je veux dire, qui à part nous ? Personne n’est assez idiot, assez téméraire, assez ivre pour tenter une connerie pareille.

J’atteins le rez-de-chaussée sans encombre et me risque à traverser les rayons, à découvert. S’il y a quelqu’un ici, il doit être sacrément bien planqué, car le silence est complet. Tellement complet que la boîte de conserve qui chute non loin de moi fait le bruit d’un obus dont l’explosion me vrille les tympans. Après une brève crise cardiaque, et un sursaut des plus courageux, je fais volte-face. Au sommet de l’étagère me fixe une paire d’yeux appartenant à un animal tout à fait nyctalope, contrairement à moi. Un chat.

« Tu fous quoi ici, ptain ? », lui dis-je comme s’il allait me répondre le plus naturellement du monde, voire me retourner la question. Evidemment, mon interrogation restera à jamais en suspens. Je décide d’ignorer le sac à puces et, légèrement dégrisé par sa présence, en profite pour retourner sur mes pas et ramasser le bordel que Kate et moi avons mis dans les rayons. Les paquets de chips et autres produits pimentés sont fourrés dans un sac à l’effigie du magasin, piqué près des caisses. Pour la peinture à l’étage, le chat sera coupable. Mais jusqu’à preuve du contraire, un chat ne boit pas de sochu et ne s’empiffre pas de chips. J’ai l’impression de nettoyer une scène de crime, et le décalage entre cette scène et celles d’Inazami m’arrache un ricanement pétri de cynisme.

Quand je remonte, ignorant le chat qui fait un coupable rêvé, je croise un autre animal, du type bipède, et après une seconde crise cardiaque, je m’exclame : « Hé mais tu fous quoi ici ?! »

Si le chat m’a gratifié d’un vent monumental, j’espère au moins que Kate saura me répondre. « Je t’ai dit de rester cachée. Imagine, si c’était, genre, je sais pas ? La sécurité ? Un kidnappeur ? Un ours ? L’empereur ? Franchement, tu tiens pas en place ! »

Je la pousse gentiment, la main sur son épaule, l’invitant à regagner le rayon des jouets. « Range-moi tout ce bordel, j’te ramène à Amai. T’occupe pas de la peinture mais évite de marcher dessus. Je voudrais pas que tu rameutes les flics parce que t’auras laissé des traces de pas taille trente-sept d’ici jusqu’à ta piaule. »

Je lui tends le sac plein de nos pièces à conviction. « Au boulot brindille ! Et marche.pas.sur.la.peinture, ok ? »

Je ne suis pas certain que marteler cette injonction ait l’effet escompté sur elle ; après tout, elle a l’esprit de contradiction aussi développé que le mien. J’aurais peut-être dû lui ordonner le contraire, façon psychologie inversée, mais je suis trop bourré pour réfléchir aussi loin. Alors marchepassurlapeinture.

Le noir ne l’a jamais terrifiée. Elle a parfois eu quelques frayeurs, quelques moments où elle se devait de courir rapidement de l’interrupteur à son lit pour éviter que les monstres tapis dans les coins ne l’attrapent par la cheville et la tirent dans leur antre, mais passés ces épisodes d’indignité ultime, elle n’a jamais plus senti son cœur battre à la chamade lors des plongeons dans le noir.

Alors ici, dans les allées sombres, elle n’éprouve que l’excitation pour cette aventure nocturne – mais nous pouvons sans doute mettre une part de cette audace sur le compte de l’alcool. Sur qui allait-elle tomber ? Peut-être un lutin de supermarché. Ça ne devait pas être plus rare qu’en Irlande, non ? Le Japon a lui aussi sa panoplie de monstres et esprits en tout genre, après tout.

Mais la silhouette qui se dessine soudainement lui est trop familière pour qu’elle s’inquiète. Elle pousse un soupir d’une théâtralité exceptionnelle, avant de se rendre compte qu’elle lui a fait peur, alors elle lâche un rire, le pointant d’un doigt encore bleu. « T’as eu peur de moi, Logan ! Je suis pas qu’une brindille, t’as vu ! »

Mais l’armoire à glace est trop sérieuse, et Caitriona croise les bras. « Un ours, ça aurait été pas mal. On aurait pu voir si t’es vraiment si fort que ça. » Elle tangue un peu sur place, avant retrousser chemin pour « ranger le bordel », comme Logan le dit si bien. « Comment tu sais que j’fais du trente-sept ? J’suis sûre que toi tu fais du cinquante-trois. » Elle bougonne mais se met à ranger en évitant la peinture, remet les boîtes d’animaux mécaniques dans le rayon. La peinture sur ses mains a séché, elle ne laisse plus aucune trace. Elle cherche des yeux les paquets de chips et la bouteille, avant de se souvenir qu’ils les ont laissés à l’étage inférieur, et qu’ils sont en réalité à présent dans le sac qu’a rapporté Logan. Tant mieux.

Et puis, d’un coup, une pensée la frappe et elle laisse échapper une exclamation. « L’ours ! Logan, on peut pas laisser l’ours ici, c’est de la maltraitance ! » Elle se tourne, saute par-dessus une minuscule flaque de peinture, manque de trébucher une énième fois, et réapparaît quelques secondes plus tard avec l’ours en peluche maculé de bleu. « Ils vont le jeter, sinon ! » Elle le serre contre elle, prête à se battre pour l’emmener avec eux. Kate est pour la cause animale, jusqu’aux plus inanimés d’entre eux.

Elle bougonne comme une enfant, et d’aucuns diraient que c’est ce qu’elle est. Moi, je ne m’avancerais pas autant : Kate a surtout le chic pour perdre dix ans d’âge mental après quelques verres d’alcool. Elle se transforme en une sorte de chimère aux grands yeux mignons — ne lui dites pas — et à la voix transie de ce ton capricieux des petits morveux. Je la regarde ranger les restes de notre troisième guerre mondiale, un sourire amusé sur le visage. « J’sais pas si je fais du cinquante-trois, mais ceux à qui j’ai botté le cul ont peut-être un avis sur la question », je lui réponds avec un clin d’œil.

Soudain, la brindille semble frappée par une terrible révélation, et elle s’écrie à propos de l’ours en peluche. Je l’observe alors, incrédule, faire tout un cirque pour le récupérer : un véritable parcours du combattant miniature, entre obstacles pigmentés qu’elle évite avec une dextérité très discutable, et marche malhabile saupoudrée d’un dérapage contrôlé de ses pieds sur le carrelage. Finalement, elle revient vers moi avec l’ours dans les bras, déterminée à le sauver. Évidemment, je me marre. Je me moque, même. Mais gentiment. Parce que c’est Kate. « OK, on l’embarque. C’est du vol, mais on n’est pas à ça près. Il est sauvé grâce à toi. »

Je lève les mains en signe de reddition, trop faible face aux petites brindilles — décidément.
Je l’aide à terminer de ranger les boîtes et autres objets éparpillés dans l’allée, puis nous nous dirigeons vers la sortie. La rue est calme, comme si elle n’avait pas connu cette nuit d’entrée par effraction dans son supermarché. Le rideau de fer est abaissé, et je le verrouille de nouveau, comme si rien ne s’était passé. Et puis, à la lueur du lampadaire, je vois la silhouette de Kate, les yeux brumeux, la moue béate, les mains pleines de peintures et la peluche dans les bras, et je pouffe de rire. Juste parce que ça me paraît incongru. Dans un élan de vengeance, je tends mon smartphone et immortalise la scène.

« Allez, faut qu’on s’tire. Amai est pas loin, mais t’es bourrée de ouf et tu serais capable de suivre n’importe quel gars chelou en échange de bonbons. Bouge ton cul, j’ai sommeil. »

Cette fausse autorité est vite gommée après une centaine de mètres, où mon esprit alcoolisé trouve bon de déblatérer tout ce qui peut bien ressembler à des phrases. Alors au milieu de la nuit, dans les rues désertes de Koyane, la légende raconte qu’on aurait entendu, cette fois-là, le funeste écho de devinettes les plus épouvantables les unes que les autres.

« Hé, Kate, attends, attends. J’en ai une autre ! Quel est le comble pour un électricien ? … Ne pas être au courant ! HAHA t’as compris ?! Au courant ! Parce qu’en fait, c’est un électricien ! J’suis trop marrant comme mec putain. »